Enseignement du Père Lienard (05/2022)

Le mois dernier, nous avons fait connaissance avec le prophète Isaïe. Aujourd’hui, retenons un mot unique de la citation qui nous sert de titre : les yeux.

Depuis 2020, à cause des masques portés contre la Covid, nous ne connaissions que les yeux ou mieux le regard des personnes croisées. C’est déjà beaucoup mais cela est non suffisant pour connaître quelqu’un.

Visage

Qui évoque les yeux, parle d’abord d’un visage où vivent une parole et un regard (bouche et yeux). C’est un lieu important où se mêlent la matière et l’esprit, l’âme et le corps. Le visage est l’expression de l’identité humaine à la jonction du visible et de l’invisible. Certains auteurs, comme Emmanuel Lévinas ou Bruno Chenu, décrivent « la structure bipolaire de tout visage : la parole (je parle, j’écoute) et le regard (je vois, je suis vu). »

Seul l’être humain possède un visage. Ce visage est unique. Alors on peut dire que l’expérience humaine fondamentale est le face-à-face. Chacun de nous se constitue une identité personnelle dans un face-à- face avec celles et ceux qui l’entourent. Dans la Grèce antique, l’esclave était celui n’avait pas de visage et donc incapable de vivre un face-à-face. Il est invisible ! Inexistant ! On comprend mieux la terrible expérience de celle ou celui qui perd la face devant un autre !

Selon l’expression de France Quéré, le visage est « le seul lieu dans le corps où l’âme ose se dénuder. » Il exprime les sentiments cachés ou tus, les affects et les humeurs. Bien avant les mots, le visage exprime quelque chose.

La quête du regard

Souvenez-vous de la rencontre et du dialogue entre le Petit-Prince et le renard. La parole sera importante pour l’apprivoisement mutuel. S’appuyant sur le dialogue et le temps passé ensemble, le regard permettra de distinguer « le » renard des autres renards et l’animal sera intéressé par la couleur du blé qui lui rappellera la blondeur de son ami. Le regard fait exister l’autre de manière différenciée ! L’autre est à regarder mais aussi à écouter.

Si la parole valorise le temps (il faut du temps pour communiquer), le regard permet de s’approprier l’espace. On voit, on admire, on évalue les distances, on se déplace. A partir du regard initial, je suis capable d’agir et de transformer le réel. Voir permet l’action efficace, l’emprise sur la matière et ouvre une communion avec les êtres et les choses.

Nous percevons ici que la qualité du regard est importante. Un regard concupiscent, un regard de colère qui tue, un regard qui foudroie, un regard amoureux qui donne un sentiment d’existence inouï, un regard qui apaise… Les Évangiles font plusieurs fois mention des regards du Christ. André présente son frère Simon à Jésus : Celui-ci « le regarda » (Jn 1, 42). Pierre vient de renier son Maître : celui-ci, « s’étant retourné, fixa son regard sur Pierre », et Pierre pleura amèrement (Lc 22, 61). Un homme demande au Christ le chemin de la Vie éternelle : « Jésus le regarda et l’aima », nous dit Marc (10, 21). L’amour et le regard ont partie liée. Il faut regarder pour aimer, mais aussi aimer pour regarder vraiment : « On ne voit bien qu’avec le cœur. »

Les yeux ou le regard de Dieu

Beaucoup se souviennent de cette citation de Victor Hugo dans la légende des siècles : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn. » La Bible ne dessine pas des yeux à Dieu qui est pur esprit comme l’affirmait nos anciens catéchismes. Le symbolisme des yeux signifie l’omniprésence active du Seigneur auprès des humains et de la création.

Il arrive à Dieu de détourner le regard ou de fermer les yeux. C’est ainsi que Dieu exprime son refus de ce qui est faux et perverti, d’une offrande inacceptable : « Quand vous étendez les mains, je détourne les yeux. Vous avez beau multiplier les prières, je n’écoute pas : vos mains sont pleines de sang. Lavez-vous, purifiez-vous, ôtez de ma vue vos actions mauvaises, cessez de faire le mal » (Is 1, 15-16).

Des humains s’adressent parfois à Dieu en lui demandant d’ouvrir les yeux (Cf. Is 37, 17). Dans ce cas, c’est un cri, un appel vibrant adressé à Dieu sur tel ou tel problème humain ou sur ce qui pourrait être une profanation de la gloire de Dieu : « prête l’oreille, Seigneur, et entends, ouvre les yeux, Seigneur, et vois ! »

Le sage Ben Sira (chapitre 23, verset 19) rappelle « que les yeux du Seigneur sont mille fois plus lumineux que le soleil : ils observent tous les chemins des hommes et pénètrent les plus secrets recoins. » A trop parler des yeux omniprésents de Dieu, le risque d’une déviation religieuse est possible : face à Dieu qui regarde et voit tout, l’homme se cache ; il le fuit. Il craint ce Dieu surveillant aux aguets des infractions.

Le regard de Dieu est bien autre chose ! Il est un bienfait. Il communique la lumière : « Ceux qui aiment le Seigneur, le Seigneur les regarde : il est bouclier puissant, appui solide, abri contre le vent brûlant et le soleil de midi, protection contre l’obstacle, secours qui préserve de la chute ; il relève l’âme, illumine le regard, donne guérison, vie et bénédiction » affirme le sage de la Bible (Ben Sira le Sage 34, 19-20).

Et pour nous, aujourd’hui ?

• Quel est mon véritable visage ?
Quels sont les masques qui me protègent ?
Quels sont les moments où je présente mon vrai visage aux autres ?

• Quels regards portés sur moi m’ont fait exister ? Ou blesser ?

• Marie dit au Ravi (Pastorale des santons de Provence) : « Tu as été mis sur la terre pour t’émerveiller. Tu as rempli ta mission. Et tu auras ta récompense. Le monde sera merveilleux tant qu’il y aura des gens, comme toi, capables de s’émerveiller. »
Quel est mon regard sur mes proches, mes collègues, mes amis, les institutions… Quelle est la qualité de mon regard sur les évènements de ma vie, du monde ?

• « Mon cœur m’a redit ta parole : « Cherchez ma face. » C’est ta face, Seigneur, que je cherche : ne me cache pas ta face. N’écarte pas ton serviteur avec colère : tu restes mon secours. Ne me laisse pas, ne m’abandonne pas, Dieu, mon salut ! » (Psaume 26)

Est-ce que je cherche le face-à-face avec Dieu ? Quels sont les moyens mis en œuvre pour ce face-à-face ? Quelles sont mes difficultés ?

Le mois prochain, nous méditerons sur « le prix » … Au-delà des notions économiques et financières, c’est aussi une notion une théologique !